À la tête de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH), le général Jean-Philippe Reiland est l’un des intervenants de la table ronde sur la haine en ligne, organisée à l’occasion du second colloque de la Direction de la coopération internationale de sécurité. État des lieux, outils de prévention et de répression mis en place par la France, actions de coopération internationale… Il fait le point sur cette infraction en constante progression, dont le cyberespace abolit toutes frontières.
Le décret n° 2021-1738 du 21 décembre 2021 a étendu, sinon clarifié, le périmètre missionnel de l’OCLCH aux crimes de haine et modifié son nom en ce sens. Pourquoi une telle évolution ?
Nous nous sommes rendu compte, au fil du temps et des événements historiques, qu’il n’y a pas de crimes contre l’humanité et de génocides qui ne soient précédés ou accompagnés de discours de haine. Je prends toujours l’exemple des Tutsis au Rwanda, mais il y en a d’autres.
Il existe une véritable pyramide de la haine, qui débute avec les préjugés que l’on peut avoir et qui, sans être des infractions, biaisent nos comportements. Puis on passe au stade des injures, à celui des agressions physiques… pour finir potentiellement par un génocide si aucune mesure n’est prise en amont.
Il était donc cohérent que l’OCLCH prenne en compte cette matière sur le territoire national, afin de détecter au plus tôt ces comportements déviants et infractionnels et ainsi éviter une escalade. Le dernier exemple en date le plus flagrant, c’est évidemment l’affaire Samuel Paty, qui démontre bien cette progression, du discours de haine et des attaques dont il fut la cible sur les réseaux sociaux à son assassinat.
C’est pourquoi, après une augmentation de près de 130 % des crimes de haine en 2019, et notamment une série de violations de sépultures juives dans le Grand Est, la Division de lutte contre les crimes de haine a été créée en juin 2020. Le décret modificatif du 21 décembre 2021 a ensuite entériné cette nouvelle orientation, en élargissant officiellement le spectre missionnel de l’office aux crimes de haine et en fixant précisément les infractions pour lesquelles il est compétent.
Concrètement, qu’est-ce qu’un crime de haine ?
Le droit français ne donne pas de définition du crime de haine. On peut toutefois considérer qu’un crime ou un délit est à caractère haineux dès lors que le passage à l’acte du ou des auteurs est motivé par un mobile discriminatoire fondé notamment sur la religion, la race, l’origine ethnique, la nationalité mais aussi l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou encore le handicap de la victime.
Partant de ce postulat, les crimes de haine peuvent être répartis en trois grandes catégories :
– les infractions de droit commun, dès lors qu’elles sont aggravées par l’une des circonstances que je viens d’évoquer et qui sont prévues dans les articles 132-76 (pour tout ce qui a trait à la religion, la race, l’ethnie, la Nation) et 132-77 (concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre) du Code pénal. Ainsi, si un vol est commis chez une personne au motif qu’elle est juive, l’infraction est aggravée et devient un crime de haine.
– Les infractions spécifiques codifiées dans le Code pénal, qui prévoient au sein de leur rédaction la circonstance aggravante. Ainsi en est-il des discriminations prévues par les articles 225-1 à 225-1-2 et 432-7 du Code pénal.
– Enfin, des infractions non codifiées visées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, c’est-à-dire la provocation à la haine ou à la violence, la provocation à la discrimination, les injures, la diffamation, dès lors que celles-ci sont, là encore, commises en raison de la race, de la religion, de l’ethnie, de la nation, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre, du sexe de la victime. Mais on y trouve aussi les contestations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, ainsi que les apologies. Ce sont ces infractions que l’OCLCH va viser pour tout ce qui concerne les discours haineux tenus sur Internet. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH) du Tribunal judiciaire (T.J.) de Paris est rattaché à la section AC2 relative à la liberté de la presse.
La part de ces infractions susceptibles d’être commises sur le Web, entendu sous toutes ses formes (clear, deep, dark), constitue ce que l’on appelle la haine en ligne.
Constate-t-on une progression de ces crimes de haine, notamment en ligne ?
Oui, évidemment. Non seulement parce que la société est de plus en plus violente, ce qui n’est pas une nouveauté, mais un constat désormais partagé. Et surtout parce que l’on assiste à une désinhibition croissante qui engendre une commission de plus en plus aisée de ces infractions, et ce dans le monde physique comme en ligne, où cette désinhibition, encouragée par un sentiment d’anonymat, est encore plus importante. Derrière son écran, l’internaute se sent protégé, s’affranchissant de ce fait plus facilement des règles. Il tient plus facilement des propos à caractère haineux que dans la vie réelle, ou IRL (In Real Life), comme on dit dans ce milieu.
Mais si ces infractions paraissent plus nombreuses en ligne, c’est surtout parce qu’elles y sont plus visibles ; Internet agissant comme une véritable caisse de résonance. Pour autant, cela ne signifie pas qu’elles le soient plus que « dans la rue ». Là, elles sont commises en présence de peu ou pas de témoins, elles sont souvent passées sous silence, car les victimes, par souci de préserver leur vie privée ou tout simplement du fait de l’habitude de subir ce type de comportement, ne se signalent pas systématiquement aux forces de l’ordre. Ce qui nous laisse penser que nous sommes en présence d’un chiffre gris très important contre lequel il nous faut agir.
Aujourd’hui, indistinctement, et uniquement concernant les faits signalés et constatés, près de 40 infractions de haine sont ainsi enregistrées chaque jour en France. Mais la part des infractions sur Internet ne cesse de croître. C’est inquiétant. D’une part parce que les conséquences de discours haineux tenus en ligne, qu’il s’agisse d’injures ou de menaces, sont bien réelles pour les victimes. En termes d’impact psychologique, le préjudice est identique, que la haine s’exprime en ligne ou hors ligne. D’autre part, cela peut conduire à une autre forme de désinhibition et ainsi à de véritables agressions, physiques cette fois. Comme je l’évoquais précédemment, la mort de Samuel Paty a été précédée d’appels à la violence sur les réseaux sociaux !
Le cyberespace est un espace de liberté, et particulièrement de liberté d’expression, accessible à tous, où chacun peut s’épanouir. Il permet ainsi, notamment via les réseaux sociaux, de toucher des millions de personnes connectées et de favoriser les échanges entre elles, et ce par-delà les frontières géographiques des États, dont la notion même s’en trouve abolie. Pour ces mêmes raisons, il peut être dévoyé par certains idéologues, figures du discours de haine, pour diffuser leur propagande auprès d’un large auditoire. Ce sont surtout ces professionnels de la haine que nous tâchons de contrer, parce qu’ils entraînent dans leur sillage des dizaines, des centaines, voire des milliers de followers, dont ils polluent les esprits, au point d’en pousser certains à passer à l’acte.
Quels sont les principaux obstacles en matière de lutte contre la haine en ligne ?
En premier lieu, le chiffre gris de tous les faits qui ne sont pas portés à la connaissance des forces de l’ordre, que j’évoquais précédemment. Cela s’explique par un niveau d’acceptation encore assez important lorsqu’il s’agit d’infractions de basse intensité, comme les injures à caractère racial ou sexiste. Pourtant, elles constituent la première étape du discours de haine, et ne pas poursuivre les auteurs revient à valider leurs comportements. Outre ce phénomène de banalisation, il existe aussi la peur de « l’outing », c’est-à-dire la crainte de certaines victimes de voir, par exemple, leur orientation sexuelle dévoilée.
L’autre difficulté réside dans l’impossibilité qui est parfois la nôtre de procéder à des constatations pourtant indispensables au déroulement de l’enquête judiciaire. Certains réseaux sociaux ou plateformes de communication disposent aujourd’hui d’une politique de modération particulièrement efficace. L’objectif pour eux, afin de garder une image « propre », est de supprimer le plus rapidement possible les contenus litigieux, sans forcément en aviser les forces de l’ordre et notamment la plateforme PHAROS, pourtant dévolue à cela. Ce faisant, ils suppriment toutes les traces des discours haineux ainsi tenus, rendant impossibles les poursuites judiciaires.
Enfin, l’identification des auteurs est rendue difficile par les moyens techniques d’anonymisation qu’ils utilisent, mais également du fait de l’utilisation de structures se fondant sur un ou plusieurs éléments implantés à l’étranger (adresse mail relevant d’un opérateur étranger, site hébergé par un opérateur étranger…), où la législation leur est plus favorable, comme aux USA, avec le 1er amendement de la constitution qui interdit au congrès d’adopter des lois limitant la liberté de religion, d’expression et de la liberté de la presse.
Quels sont les outils mis en œuvre par la France pour lutter contre ce phénomène ?
La Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) constitue l’acteur principal de la politique publique française en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’orientation sexuelle, laquelle est ensuite déclinée par les ministères concernés dans leur domaine respectif.
Au niveau du ministère de l’Intérieur, le dispositif global est piloté par le secrétariat général auprès du CIPDR (Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation) et son unité de contre-discours républicain, qui assurent la veille, la détection et la production de contre-discours, afin de prévenir ou de contrer les propos haineux.
Au cours des deux dernières années, le dispositif s’est étoffé avec la création, en juin 2020, au sein de l’OCLCH, de la Division de lutte contre les crimes de haine (DLCCH), d’un observatoire de la haine en ligne, le 8 juillet 2020, rattaché à l’ARCOM (autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), puis du Pôle national de lutte contre la haine en ligne, ou PNLH, le 4 janvier 2021, au sein du Tribunal judiciaire de Paris.
Il existe également deux plateformes de signalement. La principale, PHAROS, dépend de l’OCLCTIC (Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication). Armée à parité par des policiers et des gendarmes, elle reçoit des signalements d’internautes, victimes ou témoins de propos ou de comportements illicites sur Internet, que ce soit en matière de haine en ligne, de terrorisme, de radicalisation, etc. Les agents de la plateforme effectuent des constatations, gèlent ce qu’ils voient ou ce qui leur est signalé. En fonction de la gravité des propos tenus et de la réitération du comportement délictueux par l’internaute, PHAROS pourra s’orienter soit vers une demande de suppression du contenu litigieux (article 6 LCEN), soit vers l’ouverture d’une enquête judiciaire. Dans ce dernier cas et s’agissant de la haine en ligne, il en informe immédiatement le PNLH, qui pourra, selon la sensibilité et la gravité des faits commis, saisir l’OCLCH.
La deuxième plateforme avec laquelle on travaille, « point de contact », est une structure associative qui fait un travail très intéressant au profit des internautes. Elle-même est également en lien direct avec PHAROS, à laquelle elle adresse des signalements qui lui sont transmis par les internautes.
Des évolutions législatives ont également vu le jour, comme la modification de la loi presse, avec l’allongement du délai de prescription pour certaines infractions et la possibilité de comparution immédiate des auteurs dans certains cas.
Enfin, dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne (PFUE), la France a organisé et participé aux journées d’action dédiées à la lutte contre les crimes de haine.
Quel est le rôle de l’OCLCH dans ce dispositif ?
L’OCLCH est le principal outil répressif en matière de lutte contre les infractions haineuses en France. À ce titre, il collabore avec tous les ministères concernés, celui de la Justice, celui de l’Europe et des affaires étrangères, les services rattachés au Premier ministre que sont la DILCRAH et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), l’observatoire de la haine en ligne, mais également avec des organisations non gouvernementales qui ont une action reconnue dans la protection des victimes d’infractions haineuses.
Ce sont des sujets du quotidien qui peuvent mettre la société en ébullition. Les propos et les images peuvent être extrêmement violents, y compris pour les enquêteurs qui les écoutent et les retranscrivent tous les jours. Il faut donc que l’on puisse les traiter très sérieusement.
L’OCLCH mène donc des enquêtes d’initiative, la plupart du temps sous l’autorité du PNLH, sur la base des constatations réalisées dans le cadre de la veille que nous effectuons sur certains sites nauséabonds, où des professionnels de la haine opèrent en permanence, en portant une attention particulière sur ceux qui sont susceptibles de faire le plus de dégâts en termes d’influence. Ou alors ce sont les victimes de cyberharcèlement qui se signalent dans leur parquet, leur commissariat ou leur gendarmerie, lesquels font remonter les dossiers au PNLH, et par voie de conséquence à l’OCLCH, qui va coordonner l’action des unités de terrain et permettre une réponse judiciaire unique quel que soit le lieu de domiciliation des auteurs lorsque ceux-ci sont multiples.
Que peut-on attendre de la coopération internationale sur cette problématique ?
Ces infractions peuvent être commises depuis n’importe quel point du globe et la France est compétente dès lors qu’on a accès au message depuis le territoire national. Cela implique qu’il nous faut en premier lieu identifier l’auteur et le localiser. Cela peut se faire via les adresses IP, quand celles-ci ne sont pas cachées par un VPN ou autre. Dans ce cas, c’est essentiellement grâce aux opérateurs que l’on peut obtenir les identités et la localisation des auteurs. Le travail avec les fournisseurs d’accès et les gestionnaires de plateformes (Twitter, Facebook, Tik-tok, etc.) est donc essentiel. Là où le bât blesse, c’est que toutes ces entreprises ont leur siège à l’étranger et répondent donc à des législations nationales particulières, américaines pour l’essentiel, russes ou chinoises. Il faut donc négocier avec ces plateformes pour qu’elles puissent accéder à nos demandes.
Au-delà de ces négociations, l’Europe a pris des décisions fortes, notamment avec le Digital service act (DSA), qui va imposer à ces opérateurs d’avoir un service de régulation adapté, en mesure de répondre aux requêtes des services d’enquête européens dans des délais très brefs et qui collabore avec eux afin de faciliter l’identification des auteurs selon la réglementation ou le droit européen.
L’une des difficultés majeures que l’on rencontre reste l’harmonisation du droit. Par exemple, la loi de 1881 relative à la liberté de la presse est un dispositif très particulier du droit français, qui n’existe pas partout, ce qui rend nos demandes d’entraide pénale internationale parfois difficiles à mettre en œuvre. C’est le cas avec les États-Unis, mais également au sein même de l’U.E.
Les axes d’effort reposent donc vraiment sur une harmonisation de la législation au niveau européen, ce qui est en cours avec le projet de modification de l’article 83 du TFUE (Traité Fondateur de l’U.E.), visant à transformer les crimes de haine en euro-crimes afin qu’ils soient reconnus de la même façon dans tous les États de l’Union, ce qui facilitera la coopération.
N’avez-vous pas l’impression que c’est une lutte sans fin ?
Cela peut en effet parfois donner l’impression de vider la mer avec une petite cuillère. Mais il y a aussi de quoi se réjouir. Par exemple, jusqu’au procès Mila, il n’y avait pas eu de condamnations sur ce type de comportement. Le délibéré de la première audience a conduit à de nouvelles réactions et de nouvelles infractions, sur lesquelles nous avons de nouveau enquêté, avec de nouvelles interpellations à la clé. Je pense que cette réponse a une vraie vertu de pédagogie et d’exemple. Il est important de montrer que ces crimes ne restent pas impunis, que l’écran ne protège pas indéfiniment les auteurs, qui un jour ou l’autre devront rendre des comptes. Je ne sais pas si c’est une ligne de défense ou si c’est vraiment ce qu’ils pensent, mais ces derniers minimisent souvent la gravité de leurs actes.
Aujourd’hui, ce qui nous préoccupe pour l’avenir, c’est le métavers. Est-ce qu’on pourra faire tout ce que l’on veut dans ce monde virtuel sans être inquiété ? Agresser physiquement un profil ouvertement homosexuel ? Taguer des croix gammées ? Ou est-ce que l’on devra avoir une législation miroir, parce que ceux qui seront derrière leur casque de réalité virtuelle pourront être choqués, blessés de la même façon que dans la vie réelle. Et si l’on considère que le droit doit s’appliquer dans le métavers, est-ce que l’on devra aussi songer à y patrouiller ? C’est un sujet auquel nous réfléchissons déjà. Bien sûr il y aura aussi des choses formidables dans le métavers, et ce sera l’essentiel, il faut l’espérer.
Source: gendinfo.fr