Dans cet ouvrage, mis en vente ce 25 janvier, le colonel Rémy Nollet évoque, à travers sa propre expérience, la confrontation quasi-quotidienne des gendarmes avec la mort dans toute sa pluralité. Des récits tout en pudeur, où se mêlent confidences et analyses à froid d’opérations passées. Les droits d’auteur de ce livre iront à l’association Sébio solidarité secours en montagne, créée pour soutenir les familles endeuillées des gendarmes de montagne. Rencontre avec l’auteur !
Vous proposez aux lecteurs de s’immerger dans un quotidien méconnu de la gendarmerie, et particulièrement de la gendarmerie départementale, même si les autres subdivisions et formations spécialisées peuvent y être confrontées, celui du rapport quotidien avec la mort. Quelle a été votre motivation, sinon le déclencheur de cette démarche ? Une volonté de rendre hommage à tous ces héros du quotidien ou un besoin plus personnel ?
Clairement, en rédigeant ce livre, j’ai voulu en faire un hommage aux gendarmes départementaux. Je pense que l’essentiel des annonces de décès que j’ai été amené à faire ont eu lieu quand j’étais commandant de brigade territoriale, au début de ma carrière. J’ai été beaucoup confronté à la mort dans ce premier poste et je pense vraiment que c’est quelque chose de difficile, qui demande beaucoup de ressort humain pour le gendarme. Ce sont des moments engageants, qui peuvent remuer et secouer intérieurement, surtout par la répétition, vécue notamment en gendarmerie départementale, que ce soit en unité territoriale ou de recherches. Un de mes camarades, qui a travaillé dans les deux, a comptabilisé 278 cadavres en 28 ans de carrière, et le fait qu’il les ait comptés, c’est pour moi révélateur de quelque chose.
Le déclencheur a été une réflexion qui a germé quand j’étais à l’école de guerre, en 2017, dans le cadre d’échanges avec nos camarades des armées. À cette période, les armées, notamment l’armée de Terre, développaient une réflexion sur le soldat et la mort. Celle-ci apportait vraiment quelque chose pour le sens de l’engagement militaire.
Et nous, militaires de l’Intérieur, nous avons aussi besoin de cette réflexion sur notre confrontation à la mort, même si on n’a pas le même rapport à elle. En effet, nous n’avons pas cette vocation quotidienne de potentiellement donner la mort, nous cherchons plutôt à l’éviter, même si ça reste dans le domaine du possible évidemment. De même, si le sacrifice suprême fait partie de l’état militaire, au quotidien, nous sommes quand même moins souvent confrontés que nos camarades des armées à la haute intensité.
À travers ce livre, j’ai voulu montrer, aussi bien en interne qu’en externe, à nos camarades des armées comme aux gens qui ne nous connaissent pas bien, que la confrontation à la mort pour le gendarme est même plus fréquente que dans les armées, parce qu’elle est vraiment quotidienne et multiforme. Une recherche de disparu qui peut se conclure par un mort, les accidents mortels, les suicides, toutes les découvertes de cadavres, les homicides bien sûr, toutes ces missions nous confrontent à la mort. Et souvent, dans la continuité des opérations précédentes, vient l’annonce du décès. C’est parfois ça le plus dur !
Et puis nous sommes évidemment confrontés, un jour ou l’autre, au risque physique dans nos rangs. Un de mes gendarmes a été gravement blessé dans un accident, avec d’importantes conséquences pour lui, sa famille et son unité, mais je n’ai pas vécu moi-même le décès d’un de mes militaires durant mon commandement. J’ai toutefois côtoyé des camarades qui l’ont été et il était à mon sens primordial de parler de cette épreuve douloureuse pour toute une unité.
A-t-il été difficile de vous replonger dans les faits que vous évoquez ? Comment avez-vous procédé, non seulement pour les sélectionner, mais aussi pour les relater, à la fois avec précision et avec pudeur ?
Le projet a mûri pendant un an après l’école de guerre. Je me suis lancé dans l’écriture à l’automne 2018. L’introduction et le premier chapitre sont allés très vite… J’ai travaillé sur ce livre pendant près de quatre ans, mettant à profit mes déplacements en train et mes vacances. Tant que je n’avais pas de date butoir, j’ai pris le temps. C’était une activité annexe, que j’ai gérée à mon rythme, dans un emploi du temps assez dense, d’abord en tant que chargé de mission au cabinet du DGGN, puis chef de département au service de la transformation. Tout s’est accéléré à l’approche du bouclage avec l’éditeur.
J’ai su assez vite ce que je voulais et de quelles opérations j’allais parler, parce que ce sont celles qui m’ont marqué, que j’ai gardées en tête depuis que je les ai vécues. Pour celles remontant à mon temps de compagnie, c’était encore assez frais. Pour certaines, je me suis appuyé sur mon journal de bord des opérations. Je me suis parfois aidé des articles de presse pour avoir quelques détails supplémentaires, comme les dates exactes. La structure est elle aussi venue très naturellement.
Le récit n’est en effet pas chronologique mais thématique. Quelle a été votre logique ?
Il s’agit de l’ordre naturel d’une opération : les recherches de personnes disparues, qui n’ont pas toujours une fin heureuse, les découvertes de cadavre, à la suite d’un accident, d’un homicide, d’un suicide, et toujours l’annonce du décès aux proches, parfois à la demande d’une unité d’un autre département… Les deux premiers chapitres sont consacrés à des recherches de personne. Ce sont des événements qui ont été très marquants pour moi et pour les militaires de la compagnie engagés. On en a beaucoup reparlé après, on en avait besoin.
Logiquement, dans la dernière partie, je m’adresse davantage à la communauté interne, en abordant la gestion du stress émotionnel que tout ce vécu génère, ainsi que le risque physique.
J’évoque aussi la difficile question des suicides, mais aussi la fragilité qui peut nous toucher quand le décès concerne un proche ou un camarade, ce qui arrive régulièrement dans nos casernes. C’est bien évidemment douloureux. J’ai encore le souvenir d’avoir dû annoncer à un de mes subordonnés directs qui était mon voisin, et qui est toujours un ami, le décès de son père. D’une façon plus générale, les annonces de décès font partie des événements les plus marquants : je n’oublierai jamais le cri de douleur de l’épouse à qui j’ai annoncé le décès de son mari sur la voie publique.
L’introduction relate le premier cadavre que vous avez vu. Un épisode qui vous a forcément marqué, sans pour autant vous traumatiser…
J’étais alors aspirant, c’était il y a presque 20 ans, pourtant je m’en souviens très bien. Mais je pense que c’est davantage parce qu’il s’agissait du premier cadavre et que je l’attendais, que parce que les images m’ont traumatisé. Ce n’était pas beau à voir, mais justement, et c’est d’ailleurs ce qui est particulier, je pense que ça a limité les souvenirs difficiles. On ne s’y attend pas quand on entre en gendarmerie, et les observateurs extérieurs ne s’y attendent pas, voir un cadavre très abîmé a souvent moins d’impact émotionnel que la douleur des proches ou qu’un corps qui reflète encore la vie. Et c’est encore pire si la mort est rencontrée dans une situation particulièrement émouvante, comme un jeune enfant. C’est ce que je ressens, mais je ne pense pas être le seul.
À travers les différents récits, on voit que chacun gère ces situations à sa manière. Toutefois, le constat qui revient est le nécessaire équilibre à trouver entre l’empathie que l’on doit avoir envers les victimes et les proches, et une distance essentielle à conserver pour travailler en toute objectivité, mais aussi se protéger.
C’est un double challenge. Je mets le doigt sur plusieurs paradoxes. Le plus important, c’est qu’effectivement, pour annoncer un décès, il faut beaucoup d’empathie, et que plus on en donne, plus on se rend vulnérable et sujet à une charge émotionnelle forte. Je ne recommande cependant pas de mettre de la distance, mais au contraire de jouer la carte de l’empathie, ce qui suppose d’apprendre à sortir les émotions qu’on emmagasine. Cela n’est pas toujours naturel dans une institution militaire où l’on cultive la robustesse. C’est un autre paradoxe : il faut à la fois travailler la robustesse et la culture du débriefing émotionnel, ce qui ne va pas forcément de soit.
À un moment du livre, vous confiez vous-même être presque soulagé de ne pas avoir à annoncer un décès…
Il y a en effet deux cas où je me dis qu’heureusement ce n’est pas tombé sur moi, notamment après le décès de ma sœur jumelle, que je raconte également. Je me prépare à annoncer le décès d’un militaire de ma compagnie et en fait il se trouve que c’est un militaire de la compagnie voisine. Je l’appréhendais car je savais à ce moment-là que mon état émotionnel n’était pas au mieux et que ça allait être difficile.
Comment éviter les pièges de l’empathie et comment gérer cette charge émotionnelle, notamment lors du délicat et difficile exercice de l’annonce d’un décès ? Que préconise la circulaire interministérielle du 2 décembre 2022 relative à l’annonce du décès et au traitement respectueux du défunt et de ses proches ?
Cela implique deux choses, que la circulaire interministérielle indique d’ailleurs très bien : il faut d’abord questionner son propre état intérieur et se demander si on est en état de le faire. Ensuite, il faut un débriefing systématique des annonces de décès, que ce soit très simplement, a posteriori, avec son binôme, ou dans certains cas de façon plus construite, avec son chef ou collectivement, voire avec un psychologue clinicien. Le Dispositif d’accompagnement psychologique (DAPSY) est là pour ça, il ne faut pas hésiter à y recourir, notamment pour les événements les plus graves, quand on a une confrontation directe à la mort. Je l’évoque d’ailleurs dans un chapitre qui retrace un événement survenu quand j’étais en brigade. Mais même sur ces annonces de décès du quotidien, il faut que les gendarmes prennent soin d’eux, que la hiérarchie prenne soin d’eux.
Avec cette circulaire, il y a également un guide pratique qui donne une méthodologie intéressante, des conseils et les écueils à éviter. Mais le plus important, ce n’est pas tant de suivre un guide à la lettre que de ne pas commettre certaines erreurs, le but étant qu’il y en ait le moins possible. Car chaque annonce de décès est différente et rares sont celles qui correspondent parfaitement au canevas quand on est sur le terrain. Il faut s’adapter à la situation. Mais les points clés restent l’empathie, la progressivité de l’annonce et l’importance de dire la vérité, de livrer les choses dans leur intégralité… Ce qui m’a rassuré en lisant la circulaire, alors que le livre était déjà imprimé, c’est que les annonces de décès que j’ai relatées ne sont certes pas des cas d’école, mais ne comportent pas d’erreur. D’ailleurs j’ai préparé une deuxième édition qui fera référence à la circulaire.
Cette rédaction vous a donc permis d’analyser vos décisions et vos émotions passées ?
Exactement. Et cette analyse m’a permis de déceler un manque en matière de débriefing collectif quand on n’est pas sur le haut du spectre. Parfois, sur le moment, le débriefing collectif ne nous semble pas évident. Mais à froid, en rédigeant ce livre, j’ai regretté de ne pas l’avoir fait sur l’un des événements que je relate. Je pense qu’il y a un vrai travail culturel à mener, notamment auprès des officiers, mais aussi des commandants d’unité, pour aider les équipes à exprimer leurs émotions, à les faire sortir. D’ailleurs, nous poursuivons cette réflexion avec un stagiaire de l’école de guerre qui fait son mémoire sur le rôle des chefs dans les confrontations à la mort.
Vous mettez également en lumière l’évolution de la prise en compte des risques, tant psychologiques que physiques, en gendarmerie, que ce soit dans le cadre de la formation ou de la prise en charge a posteriori des personnels…
Sur le plan physique, la gendarmerie a toujours été dans une culture de l’entraînement, de la robustesse. Ce qui a vraiment évolué, c’est l’équipement. Aujourd’hui, nous sommes mieux équipés en termes de protection, et ce jusqu’au niveau brigade.
En parallèle, le DAPSY s’est densifié. Quand j’étais en brigade, c’était une cellule nationale qui se projetait. Quand je suis arrivé en compagnie, il y avait un psychologue clinicien pour toute l’ancienne région Rhône-Alpes, puis un second, ce qui a alors permis de mettre en place des permanences sur la compagnie et donc d’avoir plus d’interactions. Ça a été un outil d’aide au commandement remarquable, parce que ça me permettait d’orienter vers ces professionnels les gendarmes qui avaient vécu quelque chose de difficile, que ce soit personnel ou professionnel, libre ensuite à eux d’y aller. Certains l’ont fait et en ont retiré du positif.
Je crois qu’il y a une vraie demande des gendarmes pour cet accompagnement, surtout des générations les plus jeunes, même si certains sont encore un peu en réaction contre ça, pour des raisons culturelles. Il faut comprendre que le débriefing collectif ou aller voir le psychologue clinicien à titre individuel n’est pas un signe de faiblesse, que cela ne représente pas un risque pour l’aptitude, – ce n’est pas le rôle du psychologue -, ni pour la suite de la carrière. Au contraire, c’est un soutien. Depuis peu nous avons aussi un numéro vert 24h/24 et une application RPS (Risques Psycho-Sociaux) sur Néogend, qui permet de faire un auto-diagnostic complètement anonyme de son état de stress au travail.
Ce qui marque à la lecture de votre ouvrage, c’est finalement la femme, l’homme derrière l’uniforme, derrière les actions opérationnelles et les actes d’enquête, leur incroyable engagement quotidien pour sauver des vies, mais aussi rendre justice aux victimes et apporter la vérité aux proches…
C’est évidemment ce que j’ai voulu montrer. L’intérêt du livre n’est pas de raconter des guerres, mais ce que l’on ressent quand on mène ces opérations et que l’on vit cette confrontation, y compris quand il y a des opérations qui se finissent mal. C’est toujours plus facile de raconter celles qui se terminent bien, celles où l’on retrouve la victime. Mais ce n’était pas l’objet du livre, même si j’en évoque quelques-unes, dont le sauvetage d’une personne suicidaire, qui recommence quelque temps plus tard, et ça, c’est très dur.
À travers nos missions de police judiciaire, nous sommes là pour protéger la société, pour éviter qu’un auteur reste impuni ou simplement qu’il passe à l’acte. Tout cela donne du sens ! C’est aussi un point sur lequel j’insiste et qui a une réelle importance dans notre fonction de chef : donner du sens à toutes ces opérations, afin d’aider nos gendarmes à pouvoir répondre présent encore le lendemain, d’autant plus quand une opération s’est mal finie.
Quand on est dans une opération de police judiciaire où l’on identifie l’auteur, la confrontation à la mort peut être douloureuse, mais l’action nous protège beaucoup. C’est quand on est plus passif et que ça se finit mal qu’on est plus vulnérable.
Il en ressort un livre très personnel, où vous évoquez, toujours avec pudeur, vos doutes, mais aussi des événements très personnels de votre vie…
C’est certain. Je n’en ai pas honte. Je cherche justement à dire qu’il ne faut pas avoir honte de ses émotions. Donc je n’ai pas honte, en tant que chef, d’avoir des doutes, des regrets parfois, et d’être moi-même sujet aux émotions. Au contraire, je pense que c’est une force. Il faut savoir qu’elles existent et apprendre à vivre avec. Je n’ai pas écrit ce livre par thérapie. En revanche, sa rédaction m’a obligé à pousser mon analyse et je pense que quand je serai commandant de groupement, je porterai évidemment une attention particulière à ces questions et j’enjoindrai mes commandants de compagnie à avoir cette vigilance pour les victimes, pour les proches et pour les gendarmes dans ce qu’ils vivent de plus dur au quotidien.
Plus qu’une réflexion, le sujet de la confrontation à la mort est donc un enjeu pris à bras-le-corps par l’Institution. Ce que confirme la préface de votre livre signée par le directeur général de la gendarmerie nationale, le général d’armée Christian Rodriguez…
En effet, et je suis heureux qu’il ait accepté. Cette préface est le premier retour interne sur mon livre et ce retour est d’autant plus important qu’on y sent un vrai intérêt pour le sujet. Elle apporte donc une dimension supplémentaire, une autre perspective.
À noter :
« Face à la mort, le témoignage inédit d’un gendarme », par Rémy Nollet. Paru le 25 janvier 2023, aux Éditions du Rocher. 234 pages. Prix conseillé : 18,50 €.
Les droits d’auteur de ce livre iront à l’association Sébio solidarité secours en montagne, créée pour soutenir les familles endeuillées des gendarmes de montagne. Sébastien Thomas, alias Sébio, avait été l’instructeur de Rémy Nollet à Chamonix, en 2012. Mort en mission un an après, ses camarades ont créé cette caisse de solidarité en sa mémoire.
Source: gendinfo.fr