Dans certaines enquêtes judiciaires, les gendarmes ont recours au portrait-robot informatisé afin d’orienter les investigations. Si la technique utilisée a considérablement évolué au cours des dernières décennies, l’humain demeure au centre du procédé. Rencontre avec trois portraitistes de la Section d’appui judiciaire (SAJ) de la région de gendarmerie d’Île-de-France.
Alors que le travail des enquêteurs judiciaires consiste à recueillir des éléments de preuve techniques et scientifiques, permettant d’établir la matérialité des faits, enjeu fondamental en droit pénal, un outil d’enquête occupe une place à part. Le portrait-robot, reconstitution du visage d’un individu recherché, est élaboré à partir des déclarations des victimes ou des témoins. Exploitée par les enquêteurs français depuis les années cinquante, la technique n’a cessé d’évoluer. Autrefois dessiné au fusain, le portrait-robot s’est ensuite transformé au gré des évolutions technologiques. Aujourd’hui réalisé à l’aide d’un logiciel ultra-performant, pourvu de fonctionnalités multiples, il est à la fois plus réaliste et plus précis.
Au sein de la Section d’appui judiciaire (SAJ) de la Région de gendarmerie d’Île-de-France, située à Maisons-Alfort, dans le Val-de-Marne (94), trois gendarmes possèdent la qualification requise, obtenue à l’issue d’une formation délivrée par le Centre national de formation à la police judiciaire (CNFPJ). C’est pour eux une compétence supplémentaire, venue compléter leur champ missionnel.
Créées en 2010 pour répondre au développement constant des sciences et des techniques impactant la police judiciaire, les SAJ regroupent des moyens et des personnels spécialisés. Elles interviennent au profit des unités de recherches de la région pour un appui technique, mais également auprès des enquêteurs d’autres régions ou d’offices centraux pour leur porter assistance, au titre de l’article 18 du Code de procédure pénale. La gendarmerie nationale compte 28 SAJ réparties sur le territoire national, dont vingt-et-une en métropole et sept en outre-mer.
Portraitiste robot, une fonction méconnue et exigeante
L’adjudante Lynda S., Technicienne en identification criminelle (TIC) à la SAJ d’Île-de-France, affectée à la Cellule d’identification criminelle (CIC), a les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. E-FIT6, le logiciel de référence utilisé par les gendarmes pour la réalisation des portraits-robots, lui propose un large éventail de caractéristiques physiques. Après avoir sélectionné un à un les éléments anthropométriques se rapportant au suspect, d’après les indications fournies par le témoin ou la victime, elle obtiendra un portrait-robot. Fille de gendarme, native de la Seine-Saint-Denis, elle est entrée en gendarmerie avec un objectif en tête : devenir technicienne en identification criminelle. Indispensable au bon déroulement de l’enquête judiciaire, cet expert tient un rôle central. « Nous intervenons aux différentes étapes de l’enquête, du terrain à la synthèse criminalistique, en passant par le laboratoire ou la rédaction de rapports. C’est un métier de l’ombre, malgré sa dimension stratégique », explique-t-elle. En septembre 2019, elle devient portraitiste, ajoutant ainsi une corde à son arc. Elle anime également les formations dédiées aux apprentis portraitistes au CNFPJ jusqu’en août 2023, date à laquelle elle prend ses fonctions à la SAJ.
Au sein de la SAJ d’Île-de-France, deux autres portraitistes œuvrent aux côtés de Lynda. L’adjudant-chef Stéphane T., lui aussi technicien en identification criminelle au sein de la CIC, et le maréchal des logis-chef (MDC) Bertrand D.-G., analyste judiciaire, affecté à la division du renseignement criminel.
Pour la réalisation d’un portrait-robot, les trois militaires s’appuient sur un protocole établi. Dans un premier temps, le portraitiste organise un entretien téléphonique préliminaire avec la victime ou le témoin. L’objectif est de recueillir des informations générales, notamment sur la physionomie du suspect, et de valider la pertinence de la démarche. L’apport d’un portrait-robot est en effet fonction de l’affaire et des éléments dont les enquêteurs disposent par ailleurs.
Vient ensuite la rencontre entre le portraitiste et la victime ou le témoin. « La temporalité est primordiale. Il convient de rencontrer la personne sans délai afin d’éviter ou de limiter toute altération du souvenir. L’idéal pour nous est d’intervenir avant que les autres protagonistes (médecin, psychologue…) n’entrent en scène, pour être les premiers à recueillir la description du suspect. C’est là une difficulté majeure. A contrario, un entretien ne doit pas intervenir immédiatement après les faits, le choc et l’émotion pouvant faire obstacle à la mémoire de la victime », souligne l’adjudante Lynda S. Par souci de neutralité et afin de ne pas ajouter de solennité à ce moment délicat, les gendarmes de la CIC privilégient le port de la tenue civile. Face à eux, le témoin ou la victime entame la description de l’aspect général du suspect. Si la personne recherchée ressemble à une personne connue, les gendarmes s’appuieront sur le visage de l’individu ressemblant, avant d’affiner le portrait du suspect au fil des déclarations. Les questions se font ensuite plus précises. S’engage alors un important travail de mémoire, parfois éprouvant pour celui ou celle qui raconte. Forme du visage, coupe et couleur de cheveux, forme et couleur des yeux, du nez, de la bouche, âge, corpulence, groupe ethnique… ces caractéristiques sont établies tour à tour. La difficulté consiste à décrire chacun des éléments d’un visage, souvent considéré dans sa globalité. Dans les affaires d’agression ou de viol, l’émotion est souvent vive. Dans ces moments-là, le rapport de confiance établi entre le portraitiste et la victime se révèle essentiel. « C’est ici que réside la difficulté de l’exercice, note l’adjudante Lynda S. La technique de questionnement, ainsi que l’attitude du portraitiste, tiennent alors une place essentielle. » « L’abord est encore différent lorsque nous sommes en présence d’un enfant, complète le MDC Bertrand D.-G. Il nous faut alors adapter la méthode d’audition. Le niveau de vocabulaire, plus limité que celui d’un adulte, complexifie l’entretien. Il nous arrive parfois de recourir à un psychologue afin d’aider l’enfant. »
Tout au long de l’échange, les portraitistes éviteront les questions dirigées pour ne pas influencer les réponses. « Nous privilégions les questions ouvertes pour ne pas enfermer la personne dans un choix restreint. Nous envisageons des hypothèses multiples et contradictoires, n’émettons aucun jugement, et veillons à ne pas communiquer nos attentes à notre interlocuteur », précisent d’une seule voix les trois portraitistes.
Dans un second temps, les questions peuvent se faire plus directives lorsque la victime ou le témoin peine à se souvenir, et qu’il manque des détails importants.
« Notre posture est fondamentale. L’écoute est la qualité première. Nous devons également rester neutres en toutes circonstances. Et d’une manière générale, faire preuve d’une intelligence situationnelle. Sentir les choses et opérer les réajustements nécessaires, selon l’état d’esprit et l’attitude de la victime ou du témoin », observe l’adjudant-chef Stéphane T. L’objectif est aussi de rendre le témoin pleinement acteur de ce moment et recueillir un maximum de détails. Pour ce faire, les gendarmes invitent la personne à se replonger mentalement dans les circonstances de l’événement afin de récupérer les indices contextuels du souvenir. C’est le principe même de l’entretien cognitif.
Une fois les particularités faciales de l’individu renseignées, le logiciel fusionne les différents critères. C’est alors que plusieurs visages apparaissent à l’écran, ressemblant à s’y méprendre à une photographie. Le visage obtenu est ensuite retravaillé d’après les déclarations de la victime ou du témoin. Des détails complémentaires (cicatrice, tatouage, grain de beauté…), ajoutés à l’aide d’un second logiciel, peuvent permettre de gagner en précision. Lorsque le travail de reconstitution est achevé, la personne attribue une note au portrait, sur une échelle de zéro à dix. Si la note est inférieure à six, le portrait-robot n’est pas retenu. Entre six et dix, il est approuvé. Il est alors transmis au directeur d’enquête, accompagné d’un procès-verbal, en vue d’une éventuelle diffusion, le plus souvent dans toutes les brigades ou les commissariats du département, de la région, ou même du pays.
Source: gendinfo.fr