Jusque tard dans la nuit, les Parisiens, les touristes sont venus se recueillir près de Notre-Dame, ravagée par les flammes. Tristesse, incrédulité : ils expriment leur désarroi.
Une foule dense, mutique, progresse le long des quais de Seine. La nuit est tombée depuis longtemps, mais les badauds continuent d’affluer, les yeux aimantés à Notre-Dame, désormais éclairée par d’énormes spots lumineux installés par les pompiers. Les jets d’eau, projetés sur le brasier, ressemblent à des rais de lumières striant le ciel.
Il est déjà 23 heures, et personne ne semble vouloir rentrer chez soi. Tous assistent, impuissants, au désastre, sans pouvoir s’y résigner. Là où se tenait, trois heures plus tôt, la flèche conçue par Viollet-le-Duc, on ne distingue plus qu’un halo rougeoyant. « C’est pas possible, tout va brûler », murmure une femme à l’oreille de son mari, qui l’enlace pour la rassurer. Une autre tente de restituer à un proche, par téléphone, ses impressions. « Tu ne te rends pas compte, l’entend-on s’agacer. Paris s’est construite à partir de Notre-Dame, c’est le cœur de la cité. Il n’y a plus de flèche, elle n’existe plus ! On dirait un gros paquebot, on dirait… le Titanic », souffle-t-elle.
L’ambiance est lourde, silencieuse, presque feutrée. À peine troublée par les sirènes et les applaudissements spontanés de la foule, qui, à intervalles réguliers, semble remercier les pompiers de leurs efforts… ou Notre-Dame elle-même de ne pas s’effondrer. « Résiste, résiste », chuchote ainsi Béatrice, telle une incantation à l’adresse du monument.
« C’est un lieu puissant qui a traversé les siècles et les conflits. Ma mère m’a raconté qu’elle passait devant tous les jours pendant la Seconde Guerre mondiale, et se disait tant que Notre-Dame sera là, on ne risque rien… » Cette Parisienne de 58 ans voit ainsi dans cette catastrophe un message, et une occasion à saisir pour la France. « À un moment où les tensions et les haines sont exacerbées, que notre pays est en feu, faisons en sorte que notre structure, elle, tienne bon. Construisons au lieu de détruire, restons unis », exhorte-t-elle, émue.
Des chants religieux sur le pont de la Tournelle
Sur le pont de la Tournelle, d’où l’on jouit d’ordinaire d’une des plus belles vues sur Notre Dame, des chants religieux s’élèvent, entonnés par une cinquantaine de personnes. Au-dessus d’eux, la statue de Sainte-Geneviève, la sainte patronne de Paris.
« Cette fois, elle n’a pas su protéger la ville… », soupire une femme, scrutant les flammes avec ses jumelles. Celles-ci semblent refluer grâce aux efforts des pompiers mais quelques effluves de fumée âcre, poussés par le vent, rappellent aux incrédules qu’une tragédie se joue sous leurs yeux, à quelques centaines de mètres à peine.
« Putain… c’est fou. C’est juste fou », répète ainsi en boucle un jeune dandy, assez ébranlé pour en oublier, quelques minutes, l’air détaché qui sied d’ordinaire à son look. Il est minuit passé, l’air est frais, mais chacun s’approche encore du parapet pour immortaliser l’instant. « Au Moyen Âge, on aurait fait une chaîne humaine pour apporter des seaux d’eau, et là, tout le monde sort son portable… », regrette Marie, 37 ans.
Une communion d’anonymes
D’autres au contraire voient une forme de beauté dans cette communion d’anonymes. « Tout le monde est là pour la même chose, jeunes, vieux, croyants ou non », relève Aure, 25 ans. « On sent beaucoup de respect, palpable dans ce silence, comme si l’on était en train de veiller quelqu’un de mourant…, poursuit son amie Sarah, 22 ans. C’est quand on t’enlève quelque chose que tu te rends compte que cela faisait partie de ta vie. Je suis la première à m’en étonner, mais je suis très émue », avoue-t-elle, quittant les lieux à regret pour attraper le dernier métro.
« Il faudrait presque faire une journée de deuil national », suggère pour sa part Julien. Le jeune homme, la vingtaine, est venu avec un groupe d’amis, tous catholiques pratiquants. « Notre Dame est un symbole autant patrimonial que religieux pour nous. La voir si fragile, alors qu’elle est là depuis des centaines d’années… qui plus est, en ce premier jour de la semaine sainte », soupire le jeune homme qui, avec ses amis, a observé en début de soirée un temps de prière à l’église Saint-Sulpice.
« C’est un lieu tellement important pour les chrétiens, c’est le lieu la conversion de Paul Claudel, poursuit Chloé. Qui n’a jamais connu cette expérience contemplative en admirant les vitraux de Notre Dame ? C’est un monument dont on va être privé pendant des années… »
Il est bientôt deux heures, et pourtant, Christophe, lui non plus, ne veut pas rentrer. « Je devais venir pour le voir de mes yeux », lâche ce parisien de 55 ans. « Cette charpente en bois, c’était la seule chose d’origine, et c’est un trésor perdu à jamais… », affirme-t-il, sceptique quant à la reconstruction effective du monument, en dépit de la promesse d’Emmanuel Macron, faite dans la soirée, de lancer une souscription nationale. « Il avait déjà fallu faire un appel aux dons sur plusieurs années pour la rénovation. Nous ne la reverrons plus comme avant, j’en fais mon deuil », lance-t-il, les yeux tristes.
« C’était une merveille absolue, un modèle d’équilibre et de beauté », abonde Brigitte, pour qui cette tragédie en rappelle une autre. Comme elle, son mari Gilles se souvient de l’incendie de la cathédrale de Nantes, où le couple a grandi, en 1972. Un traumatisme pour la ville. « J’étais souffrant, se souvient Gilles, 65 ans. Mon père a débarqué dans ma chambre, les yeux en larmes, en criant : la cathédrale brûle! Ça nous a marqués pendant des années ».
« Nous l’enrichirons, comme cela a été fait au cours des siècles »
Depuis l’île de la Cité, au plus près du périmètre de sécurité, quelques dizaines de personnes sont encore là à deux heures passées, au milieu des trottinettes abandonnées. De ce côté de Notre Dame, l’eau a semble-t-il eu raison du feu, mais le travail des pompiers est encore loin d’être terminé. Maxime, étudiant en histoire de 22 ans, s’est installé sur un parapet. Carnet de croquis à la main, il capte des instants, observe ses contemporains.
« Le drame rassemble, c’est un fait, mais il faut se demander pourquoi les gens sont aussi touchés. Beaucoup disent qu’ils voyaient Notre-Dame de telle ou telle façon, mais la plupart ne la regardaient pas vraiment. » Lui ne veut pourtant pas y voir qu’un moment de tristesse.
« Tout est périssable… Regardez le Parthénon ! Réjouissons-nous d’avoir su la conserver jusqu’ici, et nous l’enrichirons, comme cela a été fait au cours des siècles. Seul le matériel est atteint, mais la partie immatérielle du symbole en sortira renforcée », veut croire l’étudiant.
Source: leparisien.fr / Crédit photo:© D.R.