Au coeur des grèves, les systèmes de retraite ont fait l’objet de plusieurs réformes depuis trente ans, mais jamais sans douleur. Mais en trois décennies, à cinq reprises, des gouvernements sont parvenus à imposer des changements profonds.

Aborder le dossier des retraites, c’est inévitablement raisonner en termes de générations. Alors, prenons celle de 1982. Aurélie et Nicolas – prénoms les plus donnés cette année-là – voient le jour alors que la gauche réalise une promesse de campagne de François Mitterrand, en ramenant l’âge légal de la retraite de 65 à 60 ans. Aurélie et Nicolas sont collégiens, quand, en 1995, la France se retrouve paralysée par les syndicats de la SNCF et de la RATP qui défendent les régimes spéciaux.

Un nouveau conflit social historique?

Aujourd’hui, presque quadras et, en principe, au cœur de leur vie professionnelle, ils se demandent s’ils vont revivre, en ce mois de décembre 2019, un nouveau conflit social historique. Trains à l’arrêt, grands magasins désertés, militaires réquisitionnés… Des images de l’hiver 1995 leur reviennent en tête, comme elles hantent encore notre conscience collective. Un pouvoir accusé de technocratie, un projet de réforme flou, des organisations de salariés sur la défensive… L’histoire bégaie. Tous ces ingrédients semblent à nouveau réunis pour le scénario noir du blocage auquel notre pays paraît inévitablement condamné. À moins que…

1993, première réforme Balladur

À moins que, prenant un peu de distance face à l’emballement émotionnel, un retour sur le chemin parcouru durant trois décennies révèle une autre réalité. Depuis le fameux Livre blanc sur les retraites remis en 1991 à Michel Rocard, la France a connu bien des réformes aboutiesAu moins cinq majeures, qui dessinent une autre image possible de la France, non pas un pays intouchable mais celui de la réforme pas à pas.

En 1991, c’est un premier ministre socialiste, adepte du parler-vrai, qui tend au pays un miroir. Neuf ans après la retraite à 60 ans, les analyses montrent que le système va dans le mur. Mais Michel Rocard qui entretient des relations houleuses avec le président Mitterrand, quitte Matignon quelques  semaines plus tard. Il faut attendre la cohabitation pour que le gouvernement d’Édouard Balladur allonge la durée de cotisation des salariés du privé de 37,5 à 40 trimestres et fixe à 26 le nombre des « meilleures années » prises en compte pour le montant de la pension. L’étalement de la réforme sur dix à quinze ans permet de limiter son impact sur les personnes déjà proches de la retraite.

Un paysage syndical éclaté

La voie ainsi tracée, Alain Juppé tente, deux ans plus tard, de s’y aventurer à son tour. Le premier ministre de Jacques Chirac fait, en novembre 1995, un discours triomphal à l’Assemblée. Il promet une réforme de la Sécurité sociale dont les comptes sont dans le rouge, mais c’est l’évocation des régimes spéciaux qui crée la surprise et va jeter dans la rue les cheminots. « Contrairement à ce qu’on dit, il n’a pas annoncé de réforme des régimes spéciaux mais simplement affirmé qu’il souhaitait faire la lumière sur le sujet, et cela a suffi à déclencher la grève », explique amèrement Jean Arthuis, qui était alors ministre de l’économie. Se joue déjà, à cette époque, un rapport de force entre syndicats réformistes et contestataires. Nicole Notat, à la tête de la CFDT est ouverte à la réforme de l’assurance maladie tandis qu’en face, la CGT et FO vont faire front commun pour la défense des régimes spéciaux. De ce point de vue, le paysage n’a guère évolué, analyse le politologue Guy Groux. « La France est un pays singulier avec deux grandes tendances, réformiste et protestataire, qui s’opposent, et un paysage toujours éclaté avec sept grandes organisations. Cette situation pousse à la surenchère et n’est pas satisfaisante pour assurer un bon dialogue social  »

L’information de l’opinion a progressé

Sûr de lui, Alain Juppé sous-estime la force de mobilisation des syndicats qui vont pourtant emporter, malgré les blocages, la bataille de l’opinion publique. Jean Arthuis veut croire que, sur ce terrain-là, la situation a évolué. « Dans les années 1990, la gouvernance publique reposait sur l’opacité. Moi-même, ministre de l’économie, je ne disposais pas d’une vision claire de l’état de santé économique du pays, des actifs, de la dette de l’État… On bricolait, et cela ne favorise pas la pédagogie. « 

Avec le Conseil d’orientation des retraites (COR), créé en 2000 sous Lionel Jospin, les gouvernements disposent pour la première fois d’un outil de diagnostic et de pilotage. Les travaux de cet organisme ont permis la sensibilisation de la population et facilité le consensus politique. L’information aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a vingt-quatre ans, assure Jean Arthuis. Et si le paysage syndical demeure éclaté, ces trente dernières années ont été marquées par la montée en puissance du syndicalisme réformiste, observe pour sa part Guy Groux.

« Ce n’est pas la rue qui gouverne ! »

Après la victoire syndicale de 1995, la décennie 2000 va être celle des réformes menées à terme. Le gouvernement Raffarin ouvre le bal, en 2003, en étendant aux fonctionnaires les règles de la loi Balladur de 1993 et en développant, à côté du système par répartition, un système par capitalisation. Le gouvernement affronte des manifestations monstres, avec plus d’un million de personnes dans les rues, le 13 mai. Mais il avance. « Ce n’est pas la rue qui gouverne ! », lance Jean-Pierre Raffarin.

L’âge légal, repoussé de 60 à 62 ans

Suivront deux autres lois sous le quinquennat Sarkozy, qui vont encore rapprocher régimes publics et privés: celle de 2007 s’attaque pour la première fois aux régimes spéciaux, puis la réforme de 2010 touche à un autre totem, l’âge légal, repoussé de 60 à 62 ans. Plus qu’en 1995 et 2003, 1 à 3 millions de personnes défilent, le 12 octobre. Si la majorité de l’époque tient bon face à la protestation sociale, c’est que la crise financière de 2008 est passée par là (hausse du chômage et baisse des cotisations) et que le COR a produit un rapport sur l’état alarmant des régimes de retraites. Celui qui était alors ministre du travail, Éric Woerth insiste sur la méthode mise en œuvre: « On avait choisi d’aller vite et d’annoncer tout de suite la couleur aux organisations syndicales. Je présente le projet en juin, le texte est voté dès l’automne », se souvient le député LR, pour mieux souligner le contraste avec la situation actuelle. Afin de faire passer la réforme, des mesures de justice sociale sont prises en faveur des petites retraites agricolesdes femmes et des jeunes en situation précaire. Mais pour les syndicats, la potion reste amère. Outre le passage de l’âge légal à 62 ans, la loi Woerth entérine le report de 65 à 67 ans du droit à la retraite à taux plein et l’augmentation du niveau de cotisation des fonctionnaires qui payaient jusqu’alors trois points de moins que les autres salariés.

Avec François Hollande, premier président socialiste depuis Mitterrand, la gauche s’y met à son tour. La députée Marisol Touraine avait été chargée du dossier retraite par Martine Aubry, première secrétaire du PS, pour écrire le projet socialiste, que le candidat à l’Élysée reprendra dans son programme. « Rocard avait posé le constat, mais il a fallu attendre 2012 pour que le PS soit capable de proposer une voie, reconnaît-elle. Après 2002, la gauche n’a pas été capable de porter une réponse unie sur la réforme Fillon, et on est apparu dans le déni de la réalité sociale et financière.  »

La gauche crée le compte pénibilité

Nommée ministre des affaires sociales, Marisol Touraine va défendre une réforme qui ne touche pas à l’âge légal, mais à la durée de cotisation. En contrepartie, de nouvelles avancées sont réalisées pour les femmes, les carrières longues, les temps partiels. La gauche crée aussi le compte pénibilité défendu depuis des années par la CFDT.

Si la réforme ne provoque pas de tempête sociale, la gauche n’en reste pas moins divisée. Lors du vote de la loi, les écologistes et radicaux de gauche s’abstiennent ainsi que 17 députés socialistes « frondeurs ». Ce contentieux n’est d’ailleurs toujours pas clos. Une tribune co-signée la semaine dernière par le mouvement Génération-s de Benoît Hamon, ex-candidat socialiste à la présidentielle, réclame le retour à la retraite à 60 ans et dénonce le choix d’Emmanuel Macron de l’individualisation des retraites. Marisol Touraine ne rejette pas le principe d’une réforme « systémique » qu’elle aurait même pu mettre en place dès 2012, assure-telle, si la situation financière l’avait permis. Avant de critiquer: « Un tel changement qui apporte de la lisibilité, va forcément coûter de l’argent pour compenser les perdants. Mais en annonçant qu’il s’agissait aussi de réaliser des économies, la majorité a rendu son projet illisible. » S’il parvient à la mener à terme, cette énième réforme sera-t-elle, plus que les autres, décisive? Nos interlocuteurs en doutent. Pour Marisol Touraine, la France n’est jamais parvenue à ouvrir une grande réflexion sur la place et le sens du travail.

Le mouvement des gilets jaunes rebat les cartes

Éric Woerth, lui, juge que la question de la retraite à points ne règle rien au fond. « Avec l’allongement de la durée de vie, la seule vraie réforme consisterait à mettre en place un financement pérenne: il faut un système de pilotage automatique qui permettrait d’ajuster l’âge de départ en fonction de la conjoncture économique comme cela se fait dans certains pays.  »

Tous reconnaissent enfin que le mouvement inédit des gilets jaunes plonge le pays dans l’inconnu, rebattant totalement les cartes du dialogue social. Guy Groux rappelle qu’en dix ans, le taux de confiance des Français dans les syndicats a chuté de 36% en 2009 à seulement 27 %. « L’action des gilets jaunes qui ont obtenu 17 milliards tranche avec l’absence de résultats des grandes mobilisations syndicales de ces dernières années. La question qui leur est aujourd’hui posée est celle de leur efficacité », assure le politologue.

Élu en 1995 sur la promesse de réduire la fracture sociale, Jacques Chirac avait pris l’opinion à contre-pied en engageant une politique de rigueur. À l’inverse, Emmanuel Macron avait bien inscrit dans son programme la réforme des retraites, mais la crise des gilets jaunes a à la fois révélé et nourrit un mécontentement social plus profond. Aurélie et Nicolas assistent-ils à une nouvelle étape mouvementée de la réforme de notre modèle social ou au contraire à la fin d’un cycle politique? L’ampleur de la mobilisation apportera aujourd’hui un premier élément de réponse.

Source: notretemps.com / Crédit photo: © D.R.