L’essor des cryptomonnaies à la suite de la crise financière de 2008 n’a pas échappé aux criminels en tout genre. Si la part des transactions illicites sur la blockchain reste relativement faible, elle est malgré tout estimée à 2,8 milliards de dollars en 2019. Certains, comme les cartels, les utilisent pour blanchir leur argent sale, d’autres les emploient pour obtenir différents services sur le Dark Web. Face à ce phénomène, la gendarmerie dispose d’un groupe d’enquête spécialisé dans les cryptomonnaies.
Les Chinois n’ont pas le monopole de la route de la soie, du moins jusqu’en 2013 et l’affaire Silk Road (route de la soie en français, NDLR). À l’époque, le FBI fermait ce site Web d’un genre particulier. D’après l’accusation, il proposait à ses utilisateurs drogues, kits de piratage, faux papiers et même des services de tueurs à gage ! Toujours selon ces mêmes sources, la plateforme aurait vendu pour 200 millions de dollars de drogues dans le monde entier en seulement deux ans. Mais pour acheter, pas de carte bleue ou de système de service de paiement en ligne comme PayPal, seulement du bitcoin. Il s’agissait de la seule devise acceptée sur Silk Road. Lors de l’arrestation du créateur du site, un véritable magot en cryptomonnaie avait été retrouvé dans son portefeuille : 26 000 bitcoins, soit plus de 700 millions d’euros aujourd’hui. S’il ne s’agit certainement pas de la première affaire judiciaire liant cryptomonnaie et délinquance, ce dossier a fait prendre conscience aux autorités que cette relativement nouvelle devise pouvait être facilement utilisée par des criminels pour leurs activités. En France, c’est le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, qui sonne en premier la charge contre les cryptomonnaies, et ce dès 2018. À l’époque, il pointait « le risque terroriste via ces actifs numériques décentralisés. » Des attaques réitérées, à plusieurs reprises l’an dernier, notamment après le meurtre de l’enseignant Samuel Paty, mais aussi lors du démantèlement d’un réseau terroriste syrien, qui utilisait des coupons de bitcoins vendus dans des bureaux de tabac. Une défiance envers les cybermonnaies qui s’accentue à chaque nouvelle affaire criminelle.
La blockchain plus sûre que le secteur bancaire ?
Pourtant, plusieurs rapports d’institutions privées comme étatiques tentent de démystifier la croyance selon laquelle les transactions de ce type sont de nature majoritairement criminelle. Le service de renseignement du ministère de l’Action et des Comptes publics, Tracfin, constatait en 2019 que la menace du blanchiment et du financement du terrorisme avec des cryptomonnaies était « encore peu matérialisée ». Elle était même évaluée comme « modérée » par le Comité d’orientation de la direction générale du Trésor. Dans un autre rapport, l’entreprise de conseil spécialisé dans l’analyse des cryptomonnaies, Chain Analysis, estime qu’en 2020, 0,34% du volume total des transactions sont de nature criminelle, soit 10 milliards de dollars. La précision de cette évaluation s’explique par la nature même du protocole informatique sur lequel reposent les cryptomonnaies : la blockchain. Il s’agit d’une base de données infalsifiable, transparente et décentralisée, qui stocke un ensemble d’informations sur un registre. Plus important encore, ce calepin virtuel est de nature publique. « Donc si un utilisateur tente de modifier une transaction de la blockchain, l’ensemble du registre sera corrompu et tout le monde pourra le voir », rebondit le capitaine Paul-Alexandre, chef du département enquête au Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N). Présenté ainsi, l’usage des cryptomonnaies serait donc parfaitement sûr, sécurisé et sans faille. En réalité, si la blockchain et les cybermonnaies sont plus transparentes que le secteur bancaire lui-même, elles comportent encore quelques brèches que les criminels exploitent sans vergogne.
Les crypto-blanchisseurs
Plus faciles à transporter et à stocker que la monnaie fiduciaire, les cryptomonnaies disposent de plusieurs arguments supplémentaires pour séduire le grand banditisme. D’abord, l’instantanéité des transactions et, ensuite, le semi-anonymat, même si ce dernier est mis à mal par les plateformes d’échange et leurs processus d’inscription musclés, avec des Know Your Customer qui nécessitent d’identifier précisément le détenteur d’un compte. Mais là encore, les criminels ont plus d’une corde à leur arc : ils utilisent des courtiers. Ces agents de change 2.0 interagissent avec les plateformes d’échange en leur nom. Pour faire simple, un malfaiteur va envoyer une grosse somme, en bitcoins par exemple, à son placeur. Ce dernier va alors les transférer sur les plateformes, avant de les échanger, soit contre une cryptomonnaie stable, souvent indexée sur le Dollar, soit contre d’autres cryptomonnaies garantissant un meilleur anonymat. Cette manipulation d’une quinzaine de minutes seulement, permet ensuite de retirer cette somme virtuelle en monnaie réelle. Ce tour de passe-passe est utilisé par les criminels pour blanchir leur argent. « Un procédé particulièrement apprécié, aussi bien par les hackeurs opérant des rançongiciels, que par certains cartels, qui payent leurs petites mains ainsi », précise le capitaine Paul-Alexandre. Et pour éviter d’éveiller les soupçons sur des transactions trop volumineuses, les criminels peuvent utiliser des « mixeurs », véritables blanchisseurs qui disposent d’une multitude de portefeuilles. « Les malfaiteurs se font alors virer la somme en plusieurs fois sur différents porte-monnaie en sortie. » Cette opération permet de perdre la trace entre l’acheteur et le vendeur et de rendre quasi impossible l’identification de l’origine du paiement, sa destination, ainsi que le volume de la transaction.
Les contre-mesures du C3N
Cartels, mais aussi trafiquants de stupéfiants et de médicaments, ransomwares et contenus pédopornographiques… dans tous les domaines, « les enquêtes judiciaires révèlent une progression constante de l’utilisation des cryptomonnaies », pointe l’officier. C’est la raison pour laquelle le C3N s’est doté d’un groupe spécialisé dans les monnaies virtuelles. Sa mission est de « lever le voile sur tout un pan d’une véritable économie parallèle qui s’appuie sur les cyberdevises. » Les missions de ce groupe d’enquêteurs spécialisés sont « d’apporter leur expertise, notamment au profit des autres groupes du département Enquêtes, concernant les accès à la cryptomonnaie, son utilisation ainsi que le traçage des transactions. » L’unité assure également les formations des FINTECH et le recyclage des enquêteurs spécialisés cryptomonnaies et blockchain, généralement affectés au sein des antennes du C3N et des groupes cyber des sections de recherches.