Le 1er avril dernier, au nord de Kiev, les forces ukrainiennes pénètrent dans la ville de Boutcha, abandonnée par les troupes russes. Elles y découvrent des scènes atroces, potentiellement des crimes de guerre. Moins de deux semaines après, une quinzaine de gendarmes et deux médecins légistes de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) sont déployés sur place, afin d’appuyer les autorités ukrainiennes dans leurs enquêtes. Le colonel François Heulard commandait ce détachement. Témoignage.
Qualifiée de « scène de crime à ciel ouvert » par la Cour pénale internationale (CPI), l’Ukraine enregistre presque chaque semaine de nouveaux cas de crimes de guerre présumés. Le dernier date du 10 octobre 2022. À 8 h 30, heure locale, une pluie de 83 missiles et potentiellement de plusieurs munitions rôdeuses s’abat sur les principales agglomérations du pays. Selon les autorités ukrainiennes, le bilan de ces frappes s’élève à onze morts et 64 blessés.
Bombardements massifs visant des zones résidentielles, mais aussi exécutions sommaires… « Plus de 36 000 cas de crimes de guerre présumés ont été enregistrés depuis le début du conflit », estimait Andriy Kostin, procureur général d’Ukraine, à l’occasion d’un débat organisé le 4 octobre dernier, au Conseil constitutionnel, sur le thème de la guerre et le droit. Une soirée à laquelle participait également le colonel François Heulard, commandant de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), et anciennement chef de détachement de la première équipe d’experts déployée en Ukraine.
À ma connaissance, c’est la première fois qu’une équipe composée d’experts en criminalistique était déployée sur un champ de bataille, pour effectuer des constatations sur des scènes de crimes de guerre, et ce, presque immédiatement après les faits. Quel était votre état d’esprit lorsque vous avez appris votre déploiement ?
Le déploiement s’est fait de manière très simple et très rapide. Nous avons eu très peu de temps pour nous mettre en condition. Donc nous étions dès le départ très concentrés sur la préparation matérielle de la mission. Nous savions seulement que nous allions vers quelque chose de compliqué. Mais tout le monde était très conscient de l’intérêt de cette mission. D’abord parce qu’effectivement, c’était la première fois que des constatations allaient être réalisées juste après que ce type de faits se soit produit. Habituellement, ce sont des choses qui se font des années plus tard.
On a fait ce qu’on avait à faire, parce que c’était le moment le plus pertinent pour le faire.
Ensuite, parce que nous savions que c’était quelque chose d’important, pour la France, mais aussi pour le droit, et puis presque pour l’histoire ! Donc dès le départ, tous les personnels de l’équipe étaient extrêmement convaincus du sens de cette mission. Et puis une fois sur place, nous avons fait ce que nous avions à faire, parce que c’était le moment le plus pertinent pour le faire. Si nous avions trop attendu, plus jamais ces éléments n’auraient pu être mis en évidence, et les procédures n’auraient été nourries que par des témoignages. Nous avons apporté des constatations scientifiques objectives.
Justement, comment s’est passée la répartition des missions entre vous et les services ukrainiens ? Est-ce vous qui choisissiez les scènes de crime sur lesquelles vous alliez enquêter ?
D’abord, nous n’enquêtons pas, nous constatons. Sur place, nous apportons, à la demande des autorités judiciaires ukrainiennes, une expertise forensique, au même titre de ce qui est fait en France. La première mission, qui a débuté le 11 avril, à la suite des exactions commises notamment à Boutcha, était centrée sur le recueil de preuves et l’identification des corps. Nous en avons examiné 200, ce qui est beaucoup…
Par rapport à l’examen des corps, existe-t-il une limite à ne pas dépasser pour un médecin légiste ?
Je ne saurais répondre à sa place, mais je crois que ce n’est pas tant le nombre de corps qui compte, mais plutôt la répétition qui semble sans fin, avec, chaque jour, de nouveaux corps à examiner. Évidemment, c’est psychologiquement compliqué et physiquement épuisant. Pour tous les experts qui étaient au plus proche des corps, aux côtés du médecin légiste, c’est la même chose. Ce qui permet de le faire et de tenir bon, c’est d’avoir un rôle actif, une tâche à effectuer. On garde la distance par une approche très technique et scientifique. Sinon, quand on est purement spectateur, derrière le corps, on commence à imaginer un père, une mère, un frère, un fils, et il devient impossible de travailler sereinement.
Avez-vous bénéficié d’un suivi psychologique en rentrant en France ?
Oui, bien sûr. Mais nous n’avons pas attendu notre retour pour faire attention aux uns et aux autres. La cohésion de groupe s’est faite assez naturellement. Nous prenions les repas en commun et avons eu des moments de convivialité simples. Par ailleurs, et c’était un souhait de ma part, nous étions deux par chambre, afin de faire en sorte que personne ne se trouve jamais dans une situation où il ne pourrait pas exprimer ce qu’il a ressenti. Mais je pense que le sens de la mission a effacé les potentielles difficultés rencontrées, tout comme l’unité entre les personnels. Car notre motivation était la même : apporter notre expertise et recueillir des éléments pertinents.
Pour revenir à l’examen des corps, possédez-vous des techniques particulières, propres à ce type de crimes, que vous avez employées au cours de la mission ?
Pour la partie examen des corps, nous avons travaillé comme nous le faisons en France. Même si en Ukraine nous avons employé un appareil de radiographie mobile, qui nous permettait d’aller chercher des éléments métalliques à l’intérieur des corps, et donc de récupérer ces fragments, comme du shrapnel ou des balles. Cela nous permettait d’en savoir plus sur le type d’arme utilisée. (5,45 millimètres pour les armes d’origine soviéto-russe, alors que la norme balistique standard des pays membres de l’OTAN est de 5,56, N.D.L.R.)
Et concernant l’identification ?
Nous avons fait effort sur l’ADN, même si nous avons aussi relevé les empreintes digitales quand c’était encore possible. Concernant la mission d’identification des corps, nous avions le LAB’ADN déployé sur place, laboratoire mobile qui permet de réaliser en moins de 24 heures un nombre important de profils ADN. Mais nous disposions également d’outils de prélèvement adaptés, notamment celui que l’on appelle Gend’Bones et qui permet de forer à l’intérieur des os et d’y récupérer directement de l’ADN.
Cela consiste à effectuer un petit carottage, ce qui constitue une méthode moins traumatisante pour le corps. Et surtout, cela permet de récupérer du matériel génétique de qualité, et d’établir ensuite un profil très facilement. Ce sont des techniques qui sont en amont de l’analyse ADN. Toute la chaîne de prélèvement a été optimisée pour avoir des échantillons immédiatement traitables. Les résultats arrivent généralement dans les 24 heures.
L’examen et l’identification des corps des victimes constituent, encore aujourd’hui, un enjeu particulier de cette mission. Mais ce n’était pas le seul lors du premier déploiement…
Tout à fait. Notre deuxième mission en Ukraine consistait effectivement à examiner les dégradations commises sur des sites particuliers. Je me souviens d’un village qui avait subi un bombardement. Lors de l’examen aérien et au sol, nous nous sommes vite rendus compte du caractère aléatoire des frappes. Nous avons tout de suite pensé à une bombe à sous-munitions. L’hypothèse a été confirmée quelques instants plus tard, lorsque le conteneur a été retrouvé. Nous avons ensuite déterminé sa provenance grâce à l’axe de la bombe plantée dans le sol.
Quels moyens techniques utilisiez-vous dans ce cas de figure précis ?
Le drone peut être utile, par exemple pour mesurer un cratère. Les images sont ensuite envoyées à Pontoise (siège de l’IRCGN, N.D.L.R.), qui nous renvoie ensuite un modèle 3D. Grâce à cela, nous avons une estimation du diamètre ainsi que de la profondeur du cratère, et on confirme l’estimation en mesurant le volume d’éjectas. Toutes ces données permettent d’obtenir la quantité d’explosif utilisée, et donc de déterminer le lanceur (artillerie, frappe aérienne, missile de croisière ou balistique, N.D.L.R.). Ces indices peuvent être corroborés par les éléments issus de la munition. Ces réponses sont fournies par des experts spécifiquement formés à l’identification de munitions et d’engins explosifs. Il faut aussi avouer que nous n’étions pas habitués, avant l’Ukraine, à être confrontés à ce type d’armement.
Justement, la singularité de cette mission a-t-elle nécessité une coopération approfondie avec les autorités judiciaires ukrainiennes, notamment pour en apprendre plus sur les armes utilisées ?
Nous avons beaucoup échangé avec les services ukrainiens. Par exemple, en médecine légale, nous avons systématiquement travaillé avec une équipe ukrainienne. Les médecins légistes ont beaucoup échangé sur leurs processus, et notamment sur la façon de rédiger les conclusions d’un rapport. Je sais que les nôtres étaient plus synthétiques que les leurs. Cette manière de faire a été grandement appréciée par nos homologues, car elle permettait de gagner du temps et surtout d’aller à l’essentiel. Nous avons ensuite formé des spécialistes ukrainiens à l’utilisation du LAB’ADN, parce qu’il s’agit d’un dispositif sans équivalent dans le monde. (Le ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères a en effet fourni un exemplaire du LAB’ADN aux Ukrainiens pour qu’ils puissent, en autonomie, poursuivre ces missions d’identification, comme ils l’ont fait ensuite à Izium, N.D.L.R.).
Mais l’Ukraine dispose d’ores et déjà d’experts de haut niveau, équipés avec du matériel récent. Donc, LAB’ADN mis à part, nous n’avons pas prodigué d’autres formations spécifiques, seulement échangé sur les matériels que nous utilisons et sur les méthodes que nous avons développées. Parce qu’évidemment, quand on a des techniques de prélèvement qui sont plus adaptées, on gagne une semaine de travail en laboratoire.