L’arsenal nucléaire de la France se compose de moins de 300 armes, ce qui la place au quatrième rang des États nucléaires, derrière la Russie, les États-Unis et la Chine. Quelles sont les composantes de cet arsenal nucléaire français et leurs caractéristiques ?

Le principe fondamental de toute stratégie de dissuasion est la crédibilité. La doctrine française fait reposer cette crédibilité – politique, technologique et opérationnelle – sur cinq notions : la défense des intérêts vitaux de la nation ; la capacité d’infliger des dommages inacceptables ; l’indépendance nationale ; la stricte suffisance ; et la permanence.

Deux composantes, aérienne et océanique, garantissent la crédibilité opérationnelle de la dissuasion française. Elles s’appuient sur trois forces, dont deux sont permanentes – les forces aériennes stratégiques (FAS) et les forces océaniques stratégiques (FOST) – et une autre dite « de circonstances » – la force aéronavale nucléaire (FANu). (À noter qu’entre 1971 et 1991 il existait également une composante terrestre, située sur le plateau d’Albion, qui a été depuis démantelée). Seul le président de la République peut engager les forces nucléaires.

La composante aéroportée

Depuis 1964, les forces aériennes stratégiques mettent en œuvre la composante aéroportée de la dissuasion, dont le rôle consiste à être en mesure, sur l’ordre du président de la République, de tirer des missiles air-sol moyenne portée améliorés (ASMP-A) sur les objectifs désignés par ce dernier. Ces missiles sont tirés par les équipages d’avions Rafale biplaces de la 4e escadre de chasse basée à Saint-Dizier. Pour garantir l’allonge nécessaire à l’atteinte d’objectifs qui peuvent être très lointains, les Rafale sont ravitaillés en vol par des appareils gros porteurs (Boeing KC-135 FR et Airbus A330 Multi Role Transport Tanker), appartenant à la 31e escadre de ravitaillement et de transport stratégique, basée à Istres.

Le mode d’attaque de la composante aéroportée correspond à celui d’une attaque aérienne classique, et reprend les principes généraux d’un plan militaire : concentration des feux, appui, diversion, économie des moyens, discrétion. Les forces aériennes stratégiques ont fait le choix d’un mode de pénétration à très haute vitesse en très basse altitude. Après un transit en haute altitude vers le pays adverse, les avions de chasse quittent leurs ravitailleurs en plongeant vers le sol, et naviguent, en toute autonomie et sans GPS, vers un point déterminé à l’avance, où ils tirent leurs missiles. Ces missiles, programmés également à l’avance, réalisent une trajectoire à très haute vitesse vers le point à attaquer. Leur maniabilité et leur vitesse doivent leur permettre d’échapper aux systèmes de défense adverses les plus sophistiqués. La planification de ce raid aérien de très haute intensité tire parti de l’incertitude dans laquelle elle met l’ennemi, qui, ignorant aussi bien les cibles que les trajectoires d’attaque, doit disperser considérablement ses défenses pour s’en prémunir.

Si les appareils directement concernés par le raid nucléaire – chasseurs bombardiers et ravitailleurs – appartiennent aux forces aériennes stratégiques, la conduite de cette attaque mettra toute l’armée de l’air et de l’espace au combat : avion de détection aéroportée, chasseurs d’escorte, bombardiers conventionnels employés pour détruire les systèmes de défense adverses. Le cas échéant, le groupe aéronaval de la marine nationale contribuera à assurer la pénétration en territoire adverse.

L’une des caractéristiques de la composante aéroportée de la dissuasion est la dualité de ses moyens et de ses méthodes. Un raid nucléaire présente les mêmes caractéristiques qu’un raid classique et requiert, hormis le missile lui-même, les mêmes moyens. C’est ainsi que les missions de dissuasion bénéficient à l’entraînement et à l’efficacité de l’armée de l’air et de l’espace dans le domaine conventionnel, et que, réciproquement, les opérations conventionnelles réalisées par les unités aériennes contribuent à la crédibilité de la dissuasion française. Grâce au fait que, depuis le 8 octobre 1964, l’armée de l’air et de l’espace tient, en permanence, ses équipages et ses avions en alerte nucléaire, selon un contrat (nombre d’équipages, délais) fixé par le président de la République, elle est une armée de l’air apte à la haute intensité, à la projection de puissance, au premier rang des forces aériennes mondiales.

La composante océanique

La composante océanique de la dissuasion met en œuvre des moyens très différents de la composante aéroportée, et les principes de la pénétration de ses armes sont également différents. Ces différences rendent les deux forces complémentaires, puisqu’elles obligent les forces adverses à se doter de moyens très divers, et donc à produire un effort capacitaire technologique et financier important pour se protéger.

La force océanique stratégique dispose en permanence d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) à la mer, tandis que plusieurs autres navires identiques se tiennent prêts, sur l’ordre du président de la République, à plonger dans les profondeurs de l’océan pour renforcer cette posture permanente. Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins est un navire extrêmement discret, à propulsion nucléaire, et donc capable de rester très longtemps sous l’eau. Il est armé de missiles balistiques capables de délivrer leurs têtes nucléaires sur tous les points du globe.

Un double principe fonde la crédibilité de ce concentré de technologie. Le premier principe est l’invulnérabilité du sous-marin, qui repose sur sa discrétion acoustique et sur son aptitude à se diluer dans l’immensité océanique grâce à sa mobilité. Elle rend toute tentative de localisation extrêmement difficile et particulièrement coûteuse, et garantit en toutes circonstances l’aptitude à infliger à un adversaire des dommages absolument inacceptables, principe fondamental de la dissuasion, quel que soit le niveau d’agression qu’il aurait décidé de conduire en premier contre les intérêts vitaux français, et notamment les installations nucléaires militaires. C’est ce que les spécialistes intitulent la frappe en second.

Le second principe sur lequel est fondée la crédibilité du SNLE est la capacité de son armement nucléaire à atteindre ses cibles. La grande quantité de missiles balistiques, dotés d’aides à la pénétration et fondant sur leurs objectifs depuis leurs trajectoires « en cloche » au travers de l’espace à des vitesses vingt fois supérieures à celle du son, oblige les défenses adverses à tirer simultanément une quantité plus grande encore de missiles antibalistiques. Or, la dissuasion commence lorsque l’adversaire perd la certitude qu’il pourra se prémunir de la totalité des frappes dont il est menacé, autrement dit dès lors qu’il est persuadé qu’au moins une tête nucléaire franchira ses défenses. Ce principe est également valable pour la composante aéroportée.

Des moyens de garantie

Lors d’une frappe nucléaire, toutes les armes prévues par le plan d’attaque pourraient ne pas atteindre leur but. Certaines pourraient ne pas être tirées pour des raisons allant du dysfonctionnement d’un système à la destruction d’un porteur – avion ou missile balistique. D’autres pourraient être interceptées par les systèmes de défense, ou ne pas produire les dommages escomptés. Mais un certain nombre, une certaine proportion, qu’il est impossible pour l’adversaire d’évaluer précisément à l’avance, atteindra les cibles prévues. Cette proportion sera suffisante pour produire les dommages inacceptables propres à dissuader l’adversaire.

En ce qui concerne spécifiquement la composante océanique, le mode de pénétration des têtes nucléaires est garanti par la modélisation la plus fine des paramètres de la bataille balistique qui aurait lieu à très haute altitude entre la charge utile emportée par le missile et les défenses adverses. Les deux modes de pénétration (FAS et FOST) ajoutent de la complexité pour l’adversaire, et de la crédibilité pour les forces françaises.

Comme pour les forces aériennes stratégiques vis-à-vis de l’armée de l’air et de l’espace, la dissuasion engage une grande partie des moyens de la marine nationale. Les sous-marins d’attaque comme les avions de patrouille maritime sont employés en permanence pour prévenir les SNLE d’un éventuel risque de pistage, tandis que les chasseurs de mine et les frégates sont mis à contribution pour protéger le sous-marin au départ de sa base de l’île Longue, avant qu’il ne se dilue dans les abysses.

Il faut enfin souligner le bénéfice tiré des efforts produits pour la dissuasion au profit d’autres domaines de l’action de l’État. La constitution d’une base industrielle et technologique de défense pour ces besoins a permis à la France de conquérir une place singulière dans des domaines aussi variés que l’aéronautique, le nucléaire ou encore le spatial. La technologie qui permet la construction des missiles balistiques équipant les sous-marins est la même que celle qui a permis la fabrication des lanceurs Ariane, et l’on peut donc avancer l’idée que c’est parce que la France est une puissance nucléaire qu’elle est devenue une puissance spatiale, au bénéfice aujourd’hui de l’Europe.

Aux deux forces qui tiennent une alerte permanente (FAS et FOST) s’ajoute une troisième force nucléaire dite « de circonstance ». Il est en effet possible au porte-avions Charles-de-Gaulle d’embarquer, sur ordre du président de la République, des missiles air-sol moyenne portée améliorés qui peuvent équiper les Rafale du groupe aérien embarqué (GAé). La FANu constitue pour le président de la République une option de plus pour mener le dialogue stratégique avec son adversaire, de manière à amener celui-ci à renoncer à ses projets portant atteinte aux intérêts vitaux de la France.

Assurer la crédibilité

Le maître mot de la dissuasion étant la crédibilité, celle-ci, au niveau opérationnel – celui des forces nucléaires –, est garantie par la permanence de leur posture, leur haut niveau d’entraînement et leur maîtrise irréprochable de la mise en œuvre, encadrée par un dispositif de contrôle gouvernemental sous la responsabilité du Premier ministre.

Le haut niveau d’entraînement des forces nucléaires est en effet un enjeu de crédibilité important. Il convient non seulement de se tenir prêts, en permanence, et donc de cultiver le plus haut niveau technique et militaire, mais également de le faire savoir. Là se situe un autre enjeu de complémentarité entre les deux forces nucléaires. L’appareillage régulier d’un SNLE démontre la maîtrise technique et opérationnelle de l’ensemble de la chaîne de mise en œuvre de la force océanique stratégique qui concoure à la permanence à la mer des patrouilles.

La démonstration active du haut niveau opérationnel des forces échoit naturellement à la composante « visible », selon les mots du président Hollande lors de son discours à Istres en 2015, c’est-à-dire aux forces aériennes stratégiques. Celles-ci sont démonstratives en temps de crise, en montant en puissance de manière éventuellement visible au travers du déploiement des avions Rafale B sur les bases aériennes à vocation nucléaire (BAVN) pour y être armés, témoignant de la détermination du président de la République. Elles sont également démonstratives en temps de paix en réalisant des entraînements réguliers parfois très explicites, comme la légendaire opération « Poker », qui implique plus d’une cinquantaine d’appareils quatre fois par an dans le ciel français au cours d’un exercice simulant une frappe nucléaire dans un environnement réaliste d’un conflit de très haute intensité.

Les entraînements réguliers contribuent également à maintenir le haut niveau de maîtrise des risques liés à la manipulation des armes nucléaires. Cette maîtrise est régie par l’organisation du contrôle gouvernemental, qui permet au pouvoir politique de s’assurer que les armes ne sont employées que sur son ordre, sur les objectifs qu’il a désignés, et ce quel que soit le niveau de menace sur les armes elles-mêmes.

La complémentarité des forces nucléaires ne doit pas faire perdre de vue le fait que les deux composantes ont en définitive le même objectif : celui d’être capable, en combinaison ou employées seules, d’infliger des dommages inacceptables à un adversaire qui s’en prendrait aux intérêts vitaux de la France. La crédibilité opérationnelle des deux forces, qui répondent au même objectif, mais dans des modalités différentes et dans un contexte stratégique évolutif, est leur commune raison d’être.

Source: vie-publique.fr