Tandis que les saisines judiciaires pour suspicion de corruption ou d’improbité mettant en cause des gendarmes connaissent une nette augmentation depuis 2023, la Gendarmerie nationale fait de la lutte contre la corruption une priorité, à plus forte raison lorsqu’elle est liée à la criminalité. Entretien avec le colonel Gérard Cligny, chef adjoint de la division des enquêtes internes au sein de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

Les travaux de la commission parlementaire sur l’impact du narcotrafic en France l’ont rappelé : les forces de sécurité intérieure ne sont pas épargnées par la corruption. Organe de contrôle interne, l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) veille au respect des règles de déontologie ainsi qu’à la maîtrise des risques au sein de l’Institution. Dotée d’une division des enquêtes internes, placée sous le commandement du général de division Hubert Charvet, l’IGGN est chargée de la conduite des enquêtes administratives et judiciaires internes les plus sensibles ou les plus complexes.

Face à l’augmentation du nombre de saisines pour des faits de corruption de gravité croissante, dont certains sont liés au crime organisé, l’IGGN approfondit son action en matière de lutte contre les atteintes au devoir de probité. En prise directe avec les réalités et les menaces du terrain, elle agit dans une logique plurielle de prévention, de détection, de répression et de sanction.

Gendinfo : Existe-t-il un profil type du gendarme corrompu ? Quels sont les principaux faits recensés ?

Colonel Gérard Cligny : Parmi les mis en cause, on observe une surreprésentation de jeunes gendarmes, probablement plus vulnérables face à la corruption en début de carrière. Des militaires de tout grade et de toute fonction peuvent néanmoins être compromis, y compris des commandants d’unité. Quel que soit leur niveau dans la chaîne hiérarchique, les gendarmes impliqués s’exposent à des conséquences administratives et judiciaires extrêmement graves. Bien que présentant plusieurs visages, la corruption intervient le plus souvent dans un contexte de grande proximité affective, familiale ou amicale entre le militaire corrompu et le délinquant. On observe généralement de surcroît un intérêt financier. Les faits les moins graves, relativement parlant, concernent la divulgation ponctuelle d’un secret d’enquête ou d’informations issues de fichiers, réalisée au profit d’un délinquant ou d’un proche. D’autres dossiers concernent des consultations illicites, mais également des modifications de fichiers, telles que la levée d’immobilisation de véhicules, réalisées en nombre au profit d’un groupe criminel donné ou à la demande d’un intermédiaire, revendant ces informations via des messageries cryptées. Le militaire participe parfois directement aux activités d’un groupe criminel. Le gendarme corrompu peut ainsi modifier les données contenues dans un fichier au profit d’une organisation criminelle, aider à localiser des personnes ou des véhicules, mais aussi dissimuler des informations compromettantes, ou encore informer les criminels de la mise en place d’une surveillance policière dont ils font l’objet. De tels agissements s’inscrivent dans une logique de co-action. Enfin, des militaires peuvent se compromettre au contact d’un informateur, lorsque celui-ci est géré en dehors du système officiel de gestion des sources humaines de renseignement, lequel impose un cadre extrêmement strict et un contrôle hiérarchique fort, se voulant protecteur.

Comment s’organise la détection de la corruption au sein de la gendarmerie ?

Colonel Gérard Cligny : Dans la majorité des cas, les suspicions de compromission sont détectées incidemment au cours d’une enquête. Les investigations alors conduites permettent de remonter jusqu’au militaire corrompu, parallèlement au démantèlement du groupe criminel. Plus rarement, l’alerte émane de la hiérarchie ou d’autres militaires, après observation d’un comportement suspect. Dernier cas de figure, certaines détections résultent d’un contrôle mené à l’initiative du Bureau d’audit de la protection et de la gouvernance des données de l’IGGN, dépositaire de l’historique de consultation des principaux fichiers. Les anomalies détectées donnent lieu à des investigations.

Quelle place tiennent la formation et la sensibilisation dans la lutte contre la corruption des gendarmes ?

Colonel Gérard Cligny : Cette question est fondamentale. La fonction de gendarme exige une exemplarité absolue. Quelle que soit la situation, la corruption d’un gendarme ne peut être considérée comme étant de « basse intensité ». La fourniture d’une information en apparence modeste peut engendrer de graves conséquences. La prise en compte des atteintes à la probité repose non seulement sur la détection des faits et la répression de leurs auteurs, mais aussi sur diverses actions mises en place afin de prévenir leur survenue. Des modules de déontologie intégrant les questions de corruption, de probité et de conflit d’intérêts sont ainsi dispensés à tous les gendarmes lors de leur formation initiale, comme à l’occasion de formations continues. L’IGGN intervient directement, notamment dans le cadre de la formation initiale des officiers ou de la formation continue des cadres. La corruption, et plus généralement l’improbité, occupent une place grandissante dans la formation, au fur et à mesure que ce phénomène prend de l’ampleur. La sensibilisation est un axe clé de notre action, la corruption s’inscrivant le plus souvent dans une logique d’engrenage. D’une simple demande a priori anodine, comme la fourniture d’une information peu sensible, le militaire peut être entraîné à donner peu à peu des informations plus nombreuses et sensibles. La bonne compréhension de ce mécanisme est essentielle. Aucune compromission n’est anodine. Le militaire a tout à perdre, comme en témoignent plusieurs affaires récentes ayant connu un retentissement médiatique, en particulier, en juin 2025, la condamnation à cinq ans de prison ferme et la radiation immédiate des cadres d’une adjudante servant en brigade territoriale, pour avoir aidé par affection et contre rémunération un délinquant dont elle était devenue très proche. Nous sommes extrêmement attentifs à la question de la corruption subie ou sous contrainte. Tout gendarme qui recevrait des pressions émanant d’un groupe criminel doit avoir le courage d’en rendre compte à sa hiérarchie pour bénéficier de la protection de l’Institution, et ainsi stopper ce mécanisme destructeur.

Comment l’IGGN interagit-elle avec ses partenaires ?

Colonel Gérard Cligny : Les liens que nous entretenons avec nos partenaires sont cruciaux. Ils participent à une prise de conscience collective face au phénomène de corruption. Ils nous permettent en outre de confronter nos analyses ainsi que nos stratégies de prévention, de détection et de répression. L’Agence française anticorruption (AFA) a ainsi mis en place, parallèlement aux travaux parlementaires préparatoires de la loi contre le narcotrafic et de la préparation du Plan national de lutte contre la corruption 2024-2027, des groupes de travail dédiés à la corruption liée au crime organisé, rassemblant les inspections des administrations publiques touchées par ce phénomène (police nationale, administration pénitentiaire, justice, douanes…). L’IGGN participe aussi à différents échanges internationaux. Les constats faits à l’étranger nourrissent également nos travaux.

Comment améliorer la lutte contre la corruption des militaires ?

Colonel Gérard Cligny : Permettre une détection la plus précoce possible est un enjeu prioritaire. C’est dans cette optique que sera déployé, d’ici fin 2025, un dispositif de Contrôle interne des traces des applications et du réseau (CITAR). Développé en partenariat avec l’Agence du numérique des forces de sécurité intérieure (ANFSI), ce nouvel outil permettra aux commandants d’unité d’exercer un contrôle du bon usage des applications et des fichiers centraux par leurs subordonnés. L’objectif est d’identifier précocement tout mésusage, et ainsi prévenir l’enclenchement de l’engrenage corruptif, pour, in fine, protéger les gendarmes. Ce projet, qui tient une place centrale dans la stratégie institutionnelle, représente un signal fort à la fois en termes de contrôle effectif et de prévention. Il permettra,  je l’espère, une diminution à moyen terme des atteintes au devoir de probité liées au détournement de fichiers.

Source: gendinfo.fr